Beaufort Jura site personnel

Christian Menouillard

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille
Home Contes et légendes Le champ aux sorciers

Le champ aux sorciers

LE CHAMP AUX SORCIERS

 

Lorsqu'on parcourt la partie montagneuse du territoire de Beaufort, bourg des environs de Lons-le-Saulnier, on ne manque généralement pas de remarquer, en contre bas du chemin prati­qué à mi-côté et conduisant de Beaufort au hameau de Rambey, une sorte de grande cuvette naturelle creusée dans la montagne et qui n'a d'accès facile que du côté du nord où elle présente une large ouverture. En patois du pays, ce lieu, dont le fond est recouvert, pendant la belle saison, d'un véritable tapis d'émeraudes, est appelé lou tsin mâlon (le champ merle), sans doute parce que le merle le fréquente particulièrement.

Au temps jadis, le champ-merle -où de nos jours on ne rencontre plus que de pacifiques bergers avec leurs troupeaux- avait à plusieurs lieues à la ronde, le plus fâcheux renom. C'était là affirmait-on tout bas, que les sorciers des alentours tenaient leur Sabbat.

Il y avait bien quelques incrédules à Beaufort et aux environs ; mais cependant tout le monde -y compris les malins- aimait mieux croire que d'aller voir. Et cela, d'autant plus volontiers, que le Sabbat, comme on le pense, ne se livrait pas en plein jour ; il ne commençait guère avant minuit, comme tout Sabbat qui se respecte.

De vieilles femmes, des jeunes filles y accouraient à travers les airs, par un temps sombre, à cheval sur une remasse. Des Hommes de tout âge arrivaient aussi en un clin d'oeil, au lieu du rendez-vous et le plus souvent par le même chemin leurs montures à eux, au lieu d'être des remasses, étaient généralement des grenouilles, des crapauds monstrueux, pourvus d'ailes, des chats aux formes fantastiques et d'autres bêtes extraordinaires mises par maître Satan à la disposition de ses fidèles.

Depuis longtemps, le grand juge Boguet, de Saint-Claude, qui mena une si grande guerre contre l'engeance réprouvée, était mort et l'assemblée diabolique du Tsin-Mâlou pouvait se réunir sans que nul n'essayât ni n'osât entreprendre de la troubler. Certain jour cependant, un habitant de Rambey, assez peu poltron très curieux par nature et du reste assez bon chrétien, nommé Jean-Marie Barbier, voulut savoir si réellement il y avait encore dans la Comté des gens assez abandonnés du Ciel -comme il disait- pour faire partie du sabbat.

Un soir d'automne donc - la brume était épaisse, il faisait froid -, il quitta sa demeure et s'achemina vers le Tsin-Mâlou.

Il se cacha de son mieux dans un fourré de noisetiers et d'aubépine et il attendit, très ému.

Les sorciers ne tardèrent pas à arriver les uns par la voie aérienne, les autres à pied, tout simplement.

Parmi ces derniers, Jean-Marie BARBIER, reconnut avec stupeur son voisin Séraphin Jarrod. Les réjouissances allaient commencer, quand Séraphin, qui avait une vue plus perçante, que celle d'un fauve de la montagne, aperçut, en levant les yeux, le trop hardi Jean-Marie BARBIER, (ascendant lointain de la famille GOUDOT).

- T'ai beau te quechie, dze te vois bin, Dzin M'ri, lui cria-t-il avec un accent de rage en lui montrant le poing attin on poue ! (Tu as beau te cacher, je te vois bien, Jean-Marie ; attends un peu !).

En un instant Séraphin et quelques autres escaladèrent les hauteurs et rejoignirent Barbier qui essayait de fuir. Ils s'emparèrent de sa personne, malgré sa défense désespérée, et le traînèrent plus tôt qu'ils ne le conduisirent au milieu de l'assemblée, qui, jugeant sommairement, décida que l'espion serait lapidé et que son cadavre serait jeté dans le bief de la piste, qu'on entendait rugir non loin de là, au pied du Château de Crève-Coeur.

La justice du bailliage croirait de la sorte à un accident ; revenant sans doute d'Orbagna et voulant couper au court, la victime aurait fait un faux pas et serait tombée dans le bief, en s'écrasant la tête contre les rochers.

C'était bien calculé.

Se sentant perdu, Jean Marie recommanda son âme à DIEU. Cependant un bon mouvement vint à Séraphin Jarrod.

- Écoute, dit-il en patois toujours, à son voisin qu'il prit à part, si tu veux jurer par ton Christ et sur ton âme, de ne dénoncer aucun de nous, je vais essayer de te sauver.

Le malheureux avait femme et enfants il oublia qu'il allait s'engager vis-à-vis d'ennemis de DIEU et de l'Église. Il toucha vivement sa langue avec deux de ses doigts et levant le bras aussi haut qu'il put :

- Croix de Dieu ! Croix de Fer ! s'exclama-t-il, si je mens, que je saute en enfer ! Par Notre Seigneur et sur mon âme, je fais serment de tenir ma langue à joug.

Jarrod lança un mauvais regard à son protégé mais il n'en plaida pas moins chaleureusement sa cause. Ce ne fut cependant qu'à grand peine qu'il obtint des sorciers, ses frères, gens peu tendres paraît-il, la grâce de l'indiscret.

Enfin, quand la majorité se fut prononcée pour la clémence, l'avocat improvisé se tourna vers son client dont l'attitude était piteuse :

- Va t'en bien vite, clama-t-il, avec des démonstrations menaçantes ne te retourne, pas, entends-tu, et tâche de te souvenir. Mais tu ne saurais pas être quitte à si bon compte : ton bétail paiera pour toi. Allons, décampe, moustatiou !

Jean-Marie ne se fit pas deux fois répéter l'invitation        escaladant les rochers et sautant les buissons, il s'enfuit à toutes jambes du côté de Rambey, sans regarder derrière lui. La femme de Loth tint bien moins compte des prescriptions du Seigneur que le paysan rambéyen de celles de Jarrod, le sorcier.

Quand, le lendemain, levé de grand matin, selon la coutume, Barbier, qui avait dormi d'un sommeil agité, -ce qui se comprend du reste- rencontra son terrible voisin et le vit devant sa maison, l'air calme, se préparant à aller vendanger ses vignes, il crut tout d'abord avoir rêvé les vilaines choses dont il avait été témoin pendant la nuit. - Ton bétail paiera pour toi !

Cette menace était évidemment le résultat d'un cauchemar Pas encore trop rassuré, pourtant il adressa la parole à Jarrod pour voir.

- C'im va-te, Séraphin ? (Comment vas tu ?)

- Assez bin, meurchi a pu tel ? (Assez bien merci et toi ?), lui répliqua l'autre de son ton tranquille en continuant à atteler ses bœufs à un chariot.

Barbier ne répondit pas.

A ses oreilles bourdonnantes retentissaient plus fort que jamais ces mots troublants : ton bétail paiera pour toi !

Cela équivalait pour le paysan au fameux Mane, Thecel, Pharès, du roi de Babylone, dont il n'avait pas l'idée, bien sûr ! Il entrait dans son écurie, avec l'intention d'atteler, lui aussi, ses bœufs, afin de ramener sa vendange ; l'un d'eux, une belle bête blanche et noire, s'obstinait à rester immobile, la tête appuyée contre la muraille.

- Aîe, Bayâ ! allons, faignant ! cria-t-il en poussant l'animal du pied.

Mais Bayâ ne bougea point.

Alors Barbier, étourdi, chancelant s'agenouilla près du bœuf mort, lui prit la tête dans ses deux mains, le regarda longuement, pendant que deux grosses larmes coulaient sur ses joues hâlées, puis se releva le front soucieux, la mine épouvantée, croyant entendre tout près de lui, hurlé par cent voix féroces, l'horrible avertissement : ton bétail paiera pour toi !

Du petit troupeau qu'il avait possédé, bœufs et vaches, chèvres et brebis, il ne restait plus au bout de six mois à Jean-Marie qu'une seule génisse     la menace de Séraphin n'avait pas été vaine.

Le désespoir gagnait le pauvre homme. Il ne savait plus guère à quel saint se vouer, lorsque sur le conseil de sa femme, il se décida certain jour, à aller trouver humblement son voisin -à qui cependant il ne parlait plus depuis longtemps,- pour le supplier de le tirer de peine.

C'est bien, lui dit le sorcier, ta langue est restée à joug. Si tu eusses parlé, ta femme, tes enfants et toi-même seriez morts comme ton bétail. -Détruis les grenouilles de la petite mare qui touche ton écurie et tu n'auras plus rien à redouter.

Et là-dessus, sans plus de façons, Séraphin Jarrod tourna le dos à Jean-Marie Barbier.

=-=-=-=-=-=-=-=-

A quelques années de là, le voisin tomba gravement malade et se sentit perdu. A son heure dernière, lui qui vivait dans son coin, sans jamais aller à l'église paroissiale -tout semblable à un païen, selon l'expression de ses gens de Rambey ­ - il réclama le curé de Beaufort.

Sa confession fut publique ; il fit promettre à ses héritiers, d'indemniser son malheureux voisin      puis il mourut, repentant, assure-t-on. On affirme aussi qu'avec lui la sorcellerie prit fin dans le pays.

Et voilà comment on sait, à n'en pouvoir douter, que le Tsin-Mâlou de Beaufort servit autrefois de lieu de réunion pour le sabbat aux sorciers d'alentour.

 

Ernest CHAPUIS

 

(Récit recopié dans un almanach paroissial de Beaufort de l’année 1910)

 

Contact